II
PETIT COMMENCEMENT
Bolitho parcourait sans repos sa chambre de jour, touchant çà et là cette foule d’objets qui ne lui étaient pas encore familiers. Tout autour de lui, les dix-sept cents tonnes du Lysandre, les espars, les pièces, les hommes, les voiles qui craquaient, grondaient sous la pression grandissante d’une bonne brise de noroît.
C’était au prix d’efforts démesurés qu’il se retenait de glisser un œil par une fenêtre, histoire de surveiller comment se comportait le reste de son escadre, qui se préparait à lever l’ancre. On entendait des cris monter de partout et des pieds nus tambouriner : les hommes couraient en tous sens mettre la dernière main à leurs tâches. Il imaginait très bien Herrick, aussi anxieux que lui d’éviter tout retard. Et la seule aide qu’il pouvait lui fournir était de le laisser tranquille sur la dunette.
Lorsqu’il était commandant, Bolitho s’était habitué à faire appareiller son bâtiment par n’importe quel type de temps. Depuis l’époque où il commandait une modeste corvette jusqu’au temps de l’imposant Euryale, un énorme trois-ponts dont il était capitaine de pavillon, il avait connu plus souvent qu’à son tour l’angoisse qui vous prend lorsque l’ancre dérape.
Herrick devait en éprouver autant, si ce n’est davantage. Lorsqu’il voit un commandant sur sa dunette, comme isolé du brouhaha et de l’agitation, protégé de toute atteinte par son autorité et ses épaulettes dorées, le commun des mortels s’imagine que cet homme-là ne connaît rien des peurs ni des sentiments qu’on éprouve généralement.
Lorsqu’il était jeune enseigne ou aspirant, Bolitho avait pensé ainsi. Un capitaine était une espèce de dieu, qui vivait une vie inaccessible aux autres derrière la cloison de sa chambre et à qui il suffisait de froncer les sourcils pour faire trembler ses officiers et ses hommes.
A présent, il savait tout comme Herrick que la réalité était bien différente. Certes, les honneurs augmentaient avec les responsabilités, mais la chute n’en était que plus rude si les choses tournaient mal.
Allday arriva en se frottant les battoirs qui lui servaient de mains. Des gouttelettes d’embruns constellaient sa vareuse bleue et son regard brillait d’une lueur sauvage. Lui aussi flairait l’appareillage, il avait hâte de quitter la terre, comme un chasseur qui part mesurer sa force contre des gibiers inconnus. Il avait un besoin irrépressible de le faire, il ne savait jamais si ce n’était pas la dernière fois.
Le bosco se mit à rire de toutes ses dents :
— Ils se débrouillent bien, monsieur, je suis juste allé faire un tour aux chantiers pour vérifier que votre canot était bien saisi. Y a une bonne brise du noroît, l’escadre aura fière allure quand nous aurons passé le Rocher.
Bolitho se raidit soudain, pencha la tête pour mieux entendre. On percevait des claquements, quelque chose que l’on traînait sur le pont. Une voix criait :
— Déhale-moi là-dessus, espèce de fainéant !
Il se mordit la lèvre, imaginant les mille et une catastrophes qui pouvaient arriver. Allday l’observait attentivement :
— L’commandant Herrick nous sortira d’ici sans problème, m’sieur.
— Je sais – il hocha la tête avec assez peu de conviction. Je le sais bien.
— Il doit pas avoir trop envie que vous restiez en bas.
Allday sortit le sabre de son support sur la cloison et attendit que Bolitho levât les bras pour attacher le ceinturon.
— Et ce bon vieux sabre, fit-il doucement, toujours la même, monsieur. On a fait quelques lieues ensemble, conclut-il en caressant la garde patinée par l’usure.
— Oui, répondit Bolitho en laissant ses doigts courir sur la poignée, je crois même pouvoir dire qu’elle nous enterrera tous deux.
— Eh bien, voilà qui va mieux, on a l’impression d’entendre un amiral !
La porte s’ouvrit sans un bruit, Herrick entra, sa coiffure sous le bras.
— L’escadre est parée à appareiller, monsieur, annonça-t-il, apparemment très calme. Les ancres sont à pic.
— Très bien, commandant, répondit Bolitho en essayant de prendre le ton le plus officiel possible, je vais monter.
Herrick sortit et ils l’entendirent monter quatre à quatre l’échelle de dunette au-dessus de la chambre. Il allait vérifier la position des autres bâtiments, fort peu nombreux au demeurant, ce qui était heureux. Il lui fallait aussi jauger la force du vent, estimer la distance des récifs. Et, cet après-midi-là, il n’allait pas se trouver sous l’œil vigilant du seul Bolitho : les autres commandants, qui s’étaient montrés si sympathiques, si détendus pendant le souper, allaient en profiter pour juger de ses qualités de manœuvrier, évaluer l’entraînement du Lysandre, l’élégance de l’appareillage. De la terre, les officiers de la garnison allaient eux aussi pointer leurs lunettes sur la flotte, l’ennemi en ferait autant depuis Algésiras.
— Je suis prêt, Allday, annonça doucement Bolitho.
Allday recula sous la claire-voie et lui désigna quelque chose au-dessus de sa tête :
— Regardez donc là-haut, monsieur.
Bolitho s’approcha de lui, leva les yeux à son tour. La masse sombre du gréement les dominait et, à la tête du grand mât, il aperçut la grande marque qui claquait au vent.
— Oui, je la vois.
Allday prit soudain son air grave.
— Cette marque vous revient de droit, monsieur. Y en a plein aujourd’hui qui la regardent et qui vous l’enlèveraient s’ils en avaient l’occasion. Mais tant qu’elle flotte là-haut ils vous obéiront. Alors, laissez donc les soucis aux autres, monsieur, vous avez de la volaille plus dodue à vous mettre sous la dent.
Bolitho le regarda, non sans surprise.
— C’est drôle, l’amiral Beauchamp m’a dit à peu près la même chose, pas dans les mêmes termes, certes, mais cela revenait au même – il lui donna une tape sur le bras. En tout cas, merci, Allday.
En émergeant à l’arrière et après être passé contre la grande roue double, il se rendit compte que tous les hommes avaient les yeux fixés sur lui. Une fois arrivé sur la dunette, où le vent faisait jaillir par-dessus les filets et le passavant une pluie d’embruns, il aperçut des masses d’hommes occupés à haler sur les bras et les drisses, aidés par quelques fusiliers en tunique rouge.
— Sur la dunette, garde à vous !
Ce devait être Gilchrist, le second et bras droit de Herrick. Il était aussi grand et mince qu’un pied de pois et son froncement de sourcils permanent lui donnait l’air d’un maître d’école prêt à punir sa classe.
D’autres silhouettes se tenaient derrière lui : quelques lieutenants de vaisseau et enseignes, l’aspirant de quart, de nombreux hommes qu’il ne connaissait pas.
Bolitho les salua tous. En dépit de ce qu’il s’était juré à lui-même de ne pas faire, il ne pouvait s’empêcher de comparer sa situation présente à ce qu’il avait connu et tant aimé du temps qu’il était commandant. Il aurait voulu être sûr de se graver dans le crâne le plus vite possible le visage et les noms de tous les officiers du bord. Ceux du second, tout particulièrement. Il jeta un coup d’œil à Herrick qui se tenait à la lisse de dunette, raide comme la justice, en se demandant si lui aussi se livrait à ce genre de comparaison.
— Voilà une bien belle journée, monsieur, fit une voix à côté de lui, si je puis me permettre d’être aussi banal.
Bolitho se retourna. C’était un homme massif, le visage rubicond, et qui prenait la place de trois individus normaux. Non qu’il fût particulièrement grand, non, c’était plutôt la largeur et le tour de poitrine qui impressionnaient. Il se tenait jambes écartées, comme pour étaler un grain, et fixait Bolitho avec un intérêt marqué, presque tristement, mais son visage aux traits épais ne trahissait aucune expression particulière.
— Je m’appelle Grubb, monsieur, je suis pilote.
— Merci, monsieur Grubb, répondit Bolitho en lui souriant.
Il aurait dû s’en douter. Une multitude d’histoires circulaient à bord au sujet de Ben Grubb, qui était déjà maître pilote du Lysandre lors de l’affaire de Saint-Vincent. A ce qu’on disait, il avait pris son sifflet de bosco alors que le gros soixante-quatorze s’enfonçait dans les défenses ennemies, après que les tambours des fusiliers se furent fait faucher par une charge de mitraille.
Il examina un instant la silhouette sans forme de Grubb : oui, cela avait de bonnes chances d’être vrai. Il faisait un mélange surprenant. Ses traits étaient à l’image de la carcasse, ravinés par le vent et la tempête, avec l’aide probable de quelques boissons fortes. Il y avait en lui quelque chose d’assez terrifiant, comment dire ? en tout cas, c’était certainement un homme d’une valeur inestimable pour l’escadre.
Grubb sortit de son gousset une montre grosse comme une pomme, l’examina attentivement et finit par déclarer :
— Je crois que c’est le moment, monsieur.
Bolitho répondit d’un signe de tête et se tourna vers Herrick. Il aperçut Pascœ et l’un des aspirants, parés à côté de l’équipe de pavillons. Un officier-marinier griffonnait sur son ardoise.
— Très bien, commandant, nous allons faire appareiller l’escadre, je vous prie.
Il se contraignit à traverser le plus lentement possible le pont encombré, en essayant de ne surtout pas baisser les yeux sur les poulies, palans et autres apparaux que l’équipe de dunette avait mis en place dès l’aube. L’équipage du Lysandre aurait un spectacle réjouissant s’il venait à se prendre les pieds sous leur nez et à s’étaler de tout son long au beau milieu des hommes. Mais cette seule pensée suffit bizarrement à le détendre et il se concentra sur les autres bâtiments qui, l’un après l’autre, envoyaient le signal d’aperçu à l’ordre donné par Herrick : « Levez l’ancre ! »
Il entendit un aspirant annoncer :
— Aperçu partout, monsieur !
Puis ce fut la voix de Pascœ, légèrement tremblante sous le coup de l’émotion :
— Parés sur la dunette !
Gilchrist arriva bruyamment. Même à travers le porte-voix, on devinait la menace :
— Monsieur Yeo, mettez-moi plus de monde au cabestan ! Je ne veux pas le moindre retard !
Bolitho ne se retourna même pas. Yeo était le bosco, il ferait sa connaissance plus tard. Il aperçut la frêle, Jacinthe qui roulait lourdement, ses vergues couvertes de gabiers ; son câble faisait des allers et retours, il crut même distinguer Inch, avec son allure d’épouvantail, campé près de la lisse de dunette, le bras tendu vers le tableau où des moutons blancs se levaient sous le vent et donnaient à la scène des airs de maquette.
Il emprunta sa lunette à l’aspirant de quart et lui demanda tout en pointant l’instrument sur les autres deux-ponts :
— Et comment vous appelez-vous ?
L’aspirant le fixait, tétanisé :
— Saxby, monsieur.
Bolitho observait les marins du Nicator qui couraient le long des passavants. Saxby devait avoir dans les treize ans. Il avait une bonne bouille toute ronde, l’air parfaitement innocent. Il aurait été plutôt joli garçon, si sa figure n’avait été gâtée dès qu’il ouvrait la bouche : il lui manquait deux dents de devant.
Il cala soigneusement sa lunette et essaya d’oublier la voix métallique de Gilchrist. C’était trop long, bien trop long. La prudence était une chose, la lenteur excessive en était une autre. Il déclara soudain à Herrick :
— Nous traînons, commandant, nous traînons.
— Oui, monsieur ? fit Herrick, tombant des nues.
— Exécutez le signal, je vous prie.
Il se détestait de faire ce qu’il était en train de faire, mais ses éventuels scrupules n’avaient rien à voir dans l’affaire.
Il entendit des ordres aboyés, les cris assourdis des gabiers volants cramponnés le long des vergues. Enfin, le signal fut affalé-un grand cri à l’avant :
— Haute et claire !
La grande coque du Lysandre s’inclina lourdement d’un bord, l’ancre oscillait doucement, le vent commençait déjà à faire claquer les huniers dans un fracas de tonnerre. Le bâtiment s’ébranla dans le clapot.
— Du monde aux bras !
Les pieds des hommes glissaient sur le pont humide, des marins abandonnèrent le cabestan et coururent donner la main.
L’un après l’autre, les trois vaisseaux de ligne abattirent lentement comme de gros animaux. Plus loin, vers le large, la frégate Busard et la corvette d’Inch envoyaient déjà de la toile pour parer leurs encombrantes conserves.
Quelqu’un poussa un grand cri, Bolitho entendit le sifflement d’une garcette qui s’abattait sur le dos nu d’un homme.
Loin au-dessus du pont, les gabiers rivalisaient de vitesse pour l’emporter sur le reste de l’escadre. Herrick cria :
— A envoyer la misaine, monsieur Gilchrist ! – et, plus sèchement : Dites à ce bosco de laisser sa garcette tranquille ou il m’entendra causer !
Bolitho passa de l’autre bord pour observer l’Osiris qui peinait lourdement dans les eaux du Nicator. Il avait fière allure avec ses huniers bien établis, bordés à craquer, et serrait tant le vent que la vague d’étrave noyait presque les bas sabords. La misaine et la grand-voile faseyaient à grands coups de boutoir, se regonflaient brutalement, ce qui lui donnait au soleil un aspect blanc et métallique.
— Le Nicator est à la traîne, fit-il, signalez-lui d’envoyer davantage de toile.
Le commandant Probyn était peut-être trop occupé pour avoir remarqué que son bâtiment n’était plus à son poste par rapport aux autres soixante-quatorze. Mais il était tout aussi possible qu’il essayât de tâter les réactions du commodore et son sens de l’observation.
— Le Nicator fait l’aperçu, annonça l’aspirant chargé des signaux.
Les gabiers de Probyn s’activaient déjà à établir le hunier de misaine. C’était un peu trop rapide pour être honnête, se dit Bolitho, Probyn le mettait à l’épreuve…
Grubb observait successivement les voiles, le compas, ses barreurs, le tout sans remuer un seul muscle. Seuls ses yeux bougeaient, de haut en bas, d’arrière en avant, comme des fanaux sur le flanc d’une falaise rougeâtre.
Dans l’heure, l’escadre avait paré l’atterrage et les trois vaisseaux de ligne faisaient un bien joli spectacle sous voilure réduite.
Sous le vent, le Busard et la Jacinthe avaient envoyé tout ce qu’ils pouvaient de voiles et leurs pyramides de toile tremblotaient dans la brume tandis qu’ils allaient prendre poste sur l’avant du commodore.
— Parfait, monsieur Grubb, lança Herrick, venez est nordet.
Et il alla rejoindre près des filets Bolitho qui s’y tenait, un pied posé sur la volée d’un neuf-livres.
Bolitho lui sourit doucement :
— Eh bien, Thomas, comment vous sentez-vous à présent ?
— Nettement mieux, monsieur, lui répondit Herrick en lâchant un gros soupir, vraiment beaucoup mieux.
Bolitho s’abrita les yeux pour examiner la terre. Des courriers galopaient sans doute déjà sur la route côtière, mais cela n’aurait servi à rien d’essayer de franchir le détroit en tapinois sous le couvert de l’obscurité. Il avait certes reçu des ordres très précis, mais le comte de Saint-Vincent avait bien insisté : à lui de les exécuter et de les interpréter comme il l’entendait. Cela ne changeait guère les choses pour l’ennemi d’apprendre qu’une escadre britannique s’apprêtait une fois encore à pénétrer en Méditerranée.
Il leva lentement les yeux vers la tête de mât où le pennon en forme de queue de colombe claquait dans le vent. Sa marque.
Il laissa ensuite errer son regard le long du pont où des marins s’activaient au milieu des cordages lovés en glènes et des aiguilletages. Pour un terrien, tout ceci aurait ressemblé à un invraisemblable méli-mélo. Au-delà, la guibre en dessous de laquelle on devinait l’épaule massive du général Spartiate. Devant l’escadre, la corvette d’Inch n’était plus qu’un trait étroit d’argent qui brillait sur le flou de la ligne d’horizon. Il sourit intérieurement : cela lui était arrivé à lui, devant la Chesapeake, c’était son premier commandement. Autre bâtiment, autre guerre.
— Quels sont vos ordres, monsieur ? demanda Herrick.
Il se tourna vers lui. Près de la lisse, un poing sur la hanche, Pascœ les observait.
— Mais c’est votre bâtiment, Thomas – il allait se détourner, mais ajouta : Qu’avez-vous exactement en tête ?
— J’aurais bien fait un peu d’école à feu – Herrick essayait de se détendre. Pour ce qui est de la manœuvre des voiles, je suis satisfait.
— Eh bien, faites donc, conclut Bolitho dans un sourire.
Comme il se dirigeait vers la roue, il entendit Gilchrist qui disait d’une voix neutre :
— J’ai deux hommes au rapport : paresse au travail et insolence envers un quartier-maître bosco.
Bolitho hésita : une séance de fouet au tout début de leur croisière aurait été fâcheuse dans n’importe quelles conditions. Avec cette modeste escadre, perdue dans une mer où une voile serait presque à coup sûr française, cela n’arrangerait pas le tableau.
Il entendit vaguement Herrick répondre quelque chose, puis Gilchrist qui répliquait vertement :
— Eh bien, moi, monsieur, sa parole me suffit !
Bolitho s’éloigna vers l’arrière et descendit sous les gros barrots. Il ne fallait pas qu’il intervienne.
Il passa devant le factionnaire qui montait la garde devant sa chambre et fronça le sourcil : enfin, pas encore.
Une journée après avoir quitté Gibraltar, tous leurs espoirs de gagner rapidement le golfe du Lion étaient évanouis. Plus pervers que jamais, le vent tomba jusqu’à ne plus être qu’une faible brise. Dans ces conditions, toute la toile dessus, le Lysandre peinait à filer trois malheureux petits nœuds.
L’escadre s’était éparpillée, les deux-ponts se traînaient lamentablement, posés sur leur reflet.
Bolitho avait dépêché la frégate en éclaireur, loin devant le gros. Tandis qu’il arpentait nerveusement le pont de long en large, il se félicitait d’avoir pris cette sage précaution. Le commandant Javal pourrait tirer profit des vents de terre près de la côte, il fallait seulement espérer qu’il en ferait bon usage. Il se mit à sourire, en dépit de sa nervosité. Dans le fond d’eux-mêmes, Farquhar et lui étaient toujours capitaines de frégate. Il pensa avec une certaine envie à la liberté dont jouissait Javal, hors de portée des signaux, alors qu’il se retrouvait rivé à son gros soixante-quatorze.
Il entendit Herrick qui discutait avec son second et repensa soudain à la séance de fouet qui avait eu lieu la veille dans l’après-midi. Le rituel brutal n’avait suscité qu’un intérêt très modéré dans l’équipage. Mais, tandis que Bolitho observait le spectacle, tout à l’arrière, au moment où Herrick donnait lecture des articles du Code de justice maritime, il avait cru voir comme une expression de triomphe sur le visage émacié du lieutenant de vaisseau Gilchrist.
Il s’était imaginé que Herrick prendrait Gilchrist à part et le mettrait en garde contre les dangers d’une punition injuste. Dieu sait pourtant à quel point des punitions trop dures infligées sans discernement pouvaient être beaucoup plus fâcheuses que ce qui les avait causées. Les mutineries de Spithead ou de la flotte du Nord auraient dû servir de leçon même à un aveugle.
Mais, alors qu’il s’arrêtait sur la dunette, il ne vit rien d’autre que ce qui ressemblait entre les deux officiers à une conversation de routine, comme si de rien n’était.
Gilchrist salua avant de se diriger vers l’avant par le passavant au vent. Ses souliers claquaient sur le plancher à cause de cette démarche bizarrement chaloupée qu’il avait et que Bolitho avait déjà remarquée.
Au bout d’un moment, il descendit lentement l’échelle bâbord et alla rejoindre Herrick près des filets au vent.
— On avance comme des escargots, je paierais cher au ciel pour que nous retrouvions un peu de vent.
Herrick le regardait d’un air las.
— Le doublage du Lysandre est propre, monsieur, j’ai vérifié personnellement toutes les voiles, il n’y a rien que nous puissions encore faire pour essayer de gagner un nœud.
Bolitho se tourna vers lui, surpris du ton qu’il prenait :
— Mais ce n’était pas un reproche, Thomas. Je sais qu’un capitaine a bien des pouvoirs, mais pas celui de commander aux éléments.
Herrick se força à sourire :
— Désolé, monsieur, mais je l’ai mal pris. On attend tellement de nous. Si nous échouons avant même d’avoir commencé, alors… – il haussa les épaules – … c’est toute une flotte qui souffrira plus tard.
Bolitho posa le pied sur une bitte et se cala contre les filets pour examiner le Nicator qui gouvernait vaille que vaille par le travers, à la même amure qu’eux. Ses huniers se gonflaient à peine, la flamme du grand mât se soulevait légèrement de temps en temps sur fond de ciel pur.
Pas de terre en vue, sauf pour la vigie perchée là-haut comme un singe et qui devait apercevoir quelque chose comme une tache pourpre, la côte sud de l’Espagne. Il frissonna, malgré la chaleur étouffante, en se souvenant de l’époque où il avait fréquenté ces parages. Pourquoi Herrick s’était-il montré aussi évasif ? Cela ne lui ressemblait guère, cette soudaine inquiétude à propos de tous les peut-être. Ce doute agaçant le reprenait, était-ce que le poids des responsabilités se faisait trop lourd ?
— Et votre second, Thomas, lui demanda-t-il sans se retourner, que savez-vous de lui ?
Herrick se raidit.
— Mr. Gilchrist ? Il est compétent, il était second lieutenant à bord du Lysandre à la bataille de Saint-Vincent.
Bolitho se mordit la lèvre. Il s’en voulait de ne pas pouvoir garder sa langue dans sa poche plus de deux jours de suite lorsqu’il était à la mer. Plus grave, il se sentait blessé, d’une façon qu’il ne pouvait s’expliquer. Thomas Herrick était son ami, et il n’avait jamais ressenti une telle distance entre eux, depuis tant d’années au cours desquelles ils s’étaient battus, avaient manqué périr bataille après bataille, enduré la faim et la soif, la fièvre, la peur et le désespoir.
— Non, je ne vous parlais pas de ses affectations – sa voix était dure, malgré lui. Je voulais que vous me parliez de l’homme.
— Je n’ai pas à m’en plaindre, monsieur. C’est un bon marin.
— Et cela vous suffit ?
— Il faut bien, monsieur – il le regardait avec une sorte de désespoir. Je ne sais rien de plus.
Bolitho commença à descendre et sortit sa montre.
— Je vois.
— Regardez par-là, monsieur – Herrick lui montrait on ne sait quoi : Les choses changent, comme elles le doivent. Je me sens tellement loin de mon bâtiment et de mes hommes ! Lorsque j’essaie de retrouver mes vieilles habitudes, je me fais engluer dans les affaires de l’escadre. La plupart des officiers sont de jeunes enseignes, certains n’ont même jamais entendu le son du canon. Le jeune Pascœ a beau être le moins ancien des enseignes, il a participé à plus de combats qu’eux.
Il avait un débit précipité, il n’arrivait plus à contrôler ce flot de paroles.
— J’ai d’excellents officiers-mariniers, et quelques-uns sont même parmi les meilleurs que j’aie jamais connus. Mais vous savez comment ça marche, monsieur, les ordres doivent venir de l’arrière, pas d’ailleurs !
Bolitho le fixait, l’œil impassible. Il aurait bien aimé entraîner Herrick à l’écart, dans sa chambre ou en un lieu où ils auraient été à l’abri de tous ces regards. Il lui aurait dit qu’il le comprenait, mais que leurs rôles respectifs resteraient ce qu’ils avaient été. Bolitho réfléchissait au milieu du train-train de la vie à bord, de ces entreponts encombrés, Herrick attendait pour mettre le fruit de ses pensées en acte, en excellent subordonné qu’il était depuis toujours.
— Oui, se força-t-il à répondre, il doit en être ainsi. Un bateau compte sur son capitaine.
— Il fallait que je vide mon sac, soupira Herrick.
— Si j’ai approuvé votre désignation, continua doucement Bolitho, ce n’est pas au nom de notre amitié, mais parce que je crois que vous êtes l’homme de la situation.
Herrick encaissa comme s’il avait reçu un soufflet, mais Bolitho insista :
— Et je n’ai pas changé d’avis.
Du coin de l’œil, il apercevait la vaste carcasse du pilote, entouré d’aspirants, sérieux comme des papes, qui se rassemblaient pour le rituel de la méridienne. Près de la lisse, le lieutenant de vaisseau Fitz-Clarence, officier de quart, faisait semblant d’observer avec la plus grande application bien au-delà de la grand-vergue, mais la raideur des épaules trahissait celui qui essayait d’écouter la discussion de ses supérieurs.
— Enfin, conclut Bolitho, ne nous laissons pas abattre, nous aurons largement de quoi nous occuper avec l’ennemi. Voilà au moins quelque chose qui n’a pas changé.
— Bien, monsieur, fit Herrick en reculant d’un pas, l’air triste, je suis désolé de vous avoir déçu.
Il le regarda prendre le chemin de l’échelle de descente et ajouta :
— Je ferai en sorte de ne pas recommencer.
Bolitho gagna l’extrême arrière, contre le tableau et cogna d’un poing rageur les sculptures dorées. Malgré toutes ses tentatives, il se sentait incapable de rejoindre Herrick, de traverser ce fossé qui s’était créé entre eux.
— Ohé du pont ! – le cri de la vigie le fit sursauter. Signal de la Jacinthe !
Bolitho gagna précipitamment la lisse pour aller y voir lui-même. C’est Fitz-Clarence, second lieutenant du Lysandre, qui le sortit de ses pensées en criant :
— En haut avec votre lunette, monsieur Faulkner ! Je veux la signification de ce signal, et tout de suite !
L’aspirant de quart, qui somnolait encore près des filets une seconde plus tôt en se félicitant d’avoir échappé aux incomparables leçons de navigation de Mr. Grubb, courut comme une flèche jusqu’aux enfléchures sous le vent et commença à grimper vers la tête de mât.
Les mains sur les hanches, Fitz-Clarence surveillait sa progression, son fin visage racé tourné vers le haut comme s’il s’attendait à le voir glisser puis tomber. Le lieutenant semblait aimer ces poses affectées. C’était un homme élégant, tiré à quatre épingles et qui essayait de compenser les quelques pouces qui lui manquaient par des bouffées d’autoritarisme.
Herrick se tenait près de lui, mains dans le dos. Bolitho remarqua qu’il ouvrait et fermait ses paumes sans relâche, ce qui dénotait à quel point son air calme n’était que de façade.
Le garçon finit par leur crier de sa voix flûtée :
— C’est de la Jacinthe, monsieur ! Busard en vue dans le nordet !
Bolitho enfouit ses mains dans ses poches pour serrer les poings sans être vu et calmer son inquiétude.
Le commandant Javal infléchissait sa route pour rejoindre l’escadre. Il avait dû voir quelque chose, quelque chose de trop gros pour lui ou bien encore, il venait prévenir son commodore que l’ennemi leur donnait la chasse.
Il vit Herrick se précipiter vers l’échelle pour venir le rejoindre.
— Signalez à l’escadre de rallier le bâtiment amiral, lui ordonna Bolitho. Nous allons réduire la toile pour leur faciliter la tâche.
Herrick avait le regard tourné sur l’arrière, la lumière se réfléchissait dans ses veux clairs.
— L’Osiris gagne déjà sur nous, fit-il avec amertume, le commandant Farquhar a des yeux de chat.
Bolitho l’observait sans rien dire et lisait dans les pensées de Herrick comme s’il était dans sa tête. Il savait que, si Farquhar avait été son capitaine de pavillon, il n’aurait pas eu une seconde d’hésitation et n’aurait pas attendu que le commodore lui fasse une suggestion aussi évidente.
Herrick salua et retourna à l’échelle. Gilchrist était déjà sur la dunette, son porte-voix à la main. Il ordonna :
— Bosco ! Tout le monde en haut pour réduire la toile ! Et notez-moi le nom du dernier qui sera en haut !
Il se retourna pour demander à Herrick :
— Conseil de guerre, monsieur ?
Sa question ressemblait à de la provocation.
— Oui, monsieur Gilchrist… acquiesça Herrick – il hésita… Les commandants sont convoqués à bord.
Bolitho détourna les yeux, il aurait préféré que Herrick s’abstînt de répondre directement et rabattît son caquet à Gilchrist une bonne fois.
L’équipage laissa en plan les travaux en cours et monta sur le pont à l’appel des sifflets, regardant à peine ce qui se passait en gagnant leurs postes pour réduire la toile. Bolitho aperçut Pascœ qui boutonnait sa veste en gagnant la dunette avec quelques-uns de ses hommes. Pascœ salua en passant Gilchrist, qui fit seulement :
— Tenez-les d’une main ferme, monsieur Pascœ.
Pascœ le regarda, un peu interloqué, avant de répondre :
— J’y veillerai, monsieur.
— Pardieu, je vous garantis bien que vous le ferez !
Le ton de Gilchrist fit se retourner plusieurs marins.
— Je ne tolérerai pas de favoritisme à mon bord !
Pascœ regarda brièvement Bolitho avant de tourner les talons. Ses hommes s’étaient regroupés autour de lui, comme pour le protéger. Bolitho chercha Herrick des yeux, mais il était du bord au vent et n’avait rien vu de la scène.
Il lui fallut du temps pour se détendre. Gilchrist avait abattu ses cartes, mais trop tôt. Il avait indiqué à son commodore qu’il s’attendait à être soutenu par lui, même lorsqu’il s’agissait de son propre neveu. Gilchrist était un homme remarquable, une nature plus riche que ce que Herrick voulait bien reconnaître ou comprendre. Aucun officier n’aurait osé comme lui avoir un parler aussi direct devant un parent aussi proche. Rien ni personne ne pouvait s’opposer à ce qu’un officier général, un simple commodore même, tentât d’user de son pouvoir pour favoriser des intérêts personnels. Il n’avait encore jamais navigué avec Gilchrist, il ne savait rien de lui, et pourtant, le second du Lysandre en connaissait un rayon à son sujet. Il en savait en tout cas assez pour avoir compris que Bolitho n’utiliserait jamais le prétexte de sa parenté pour montrer le moindre signe de favoritisme. Alors pourquoi venait-il de se conduire ainsi ?
Il se dirigea vers l’autre bord. Le soleil lui chauffa le visage, la grand-voile était ferlée contre sa vergue et la chaleur envahit le pont comme si on y avait allumé du feu.
A propos, d’où Gilchrist pouvait-il bien tirer une telle assurance ? Il observa les autres deux-ponts qui se traînaient à courte distance, un peu dans le désordre. Farquhar ? Était-il si avide de promotion qu’il eût cherché un allié susceptible de l’aider à atteindre cet objectif ? Il disposait certes de l’influence et des finances nécessaires s’il voulait tenter quelqu’un. Ou bien était-ce Probyn ? Ce qu’il savait de ce dernier rendait la chose assez improbable. Il avait eu assez de mal à obtenir un commandement au sein de l’escadre pour risquer de mettre son sort en péril. Il songea enfin à Herrick. Non, impossible.
Allday arriva à l’arrière et le salua.
— Faudra bien encore une heure ou deux avant que le Busard rallie l’escadre, lui dit-il d’un air entendu et en regardant vaguement la claire-voie. Votre domestique a mis un peu de vin à rafraîchir à fond de cale.
Mais Bolitho l’écoutait à peine.
— J’espère que Javal va nous rapporter de bonnes nouvelles.
Allday se tut, un peu désarçonné. Ce n’était pas son genre de dévoiler aussi ouvertement ses pensées, il devait avoir des soucis. Aux yeux d’Allday, il était impensable que Bolitho s’inquiétât pour les affaires de l’escadre puisqu’il était capable de venir à bout de tout, par définition. Ce ne pouvait être non plus cette femme aux yeux sombres, Catherine Pareja, qui l’attendait à Londres. Les langues s’étaient déliées à son sujet, mais c’était sans doute pure jalousie. Dieu sait que c’était une dame fort convenable et qui se moquait certainement de tout ce que l’on pouvait raconter à son endroit. Si une chose était sûre, c’est que Bolitho lui devait son prompt rétablissement après cette blessure ramassée pendant leur dernière petite virée dans ces eaux. Mais tout cela, c’était le passé. Il était fort peu probable qu’ils se revoient un jour.
Alors, pourquoi ? L’enseigne de vaisseau Pascœ ? Il sourit. C’était un sacré gaillard, celui-là, le portrait craché de son oncle, et qui ressemblait même physiquement à certains portraits qu’Allday avait contemplés dans la vieille maison de Falmouth.
Il sursauta en entendant Bolitho dire sèchement :
— Ce vin sera bouillant si je dois attendre que vous ayez décidé de vous éloigner de cette échelle !
Allday s’éloigna, légèrement soulagé. Il attendit jusqu’au moment où il entendit par la claire-voie Bolitho discuter avec Ozzard, le maître d’hôtel, et resta à flâner sur la dunette où les dernières équipes terminaient de remettre en ordre les manœuvres et de lover les bras.
Pascœ le vit passer.
— On dirait un chien qui se retrouve avec deux queues !
— C’est pas bien d’essayer de prendre le dessus sur un pauvre marin ! lui répondit Allday en souriant.
— Le dessus ? Vous plaisantez ! Lorsque quelqu’un aura fait ça, Bonaparte sera roi d’Angleterre !
Gilchrist arriva :
— Je crois me souvenir que vous vous êtes vu confier quelques petits travaux supplémentaires, monsieur Pascœ ? Par le commandant en personne, il me semble ?
— Oui monsieur, répondit Pascœ, impassible.
— Alors, soyez assez bon pour retourner à vos devoirs, monsieur Pascœ – puis, jetant un coup d’œil à Allday : Ne perdez pas de temps avec le maître d’hôtel du commodore – il commença à tapoter doucement du pied sur le pont. Excellent marin, certes, mais pas la compagnie rêvée pour un officier du roi, vous ne croyez pas ?
Allday surprit un éclair de colère dans les yeux du jeune homme et dit à la hâte :
— C’est ma faute, monsieur.
— Vraiment ? fit Gilchrist avec un rictus. Je ne me souviens pas d’avoir demandé son avis à un vulgaire marin et je ne suis pas accoutumé à passer mon temps avec…
Ils se retournèrent en entendant Bolitho arriver près de la roue.
— Dans ce cas, monsieur Gilchrist, déclara sèchement le commodore, je vous serais reconnaissant d’aller jeter un œil au bras au vent, au lieu de consacrer votre temps à, comment dites-vous, de vulgaires commérages.
Gilchrist ouvrait et refermait la bouche comme un poisson sorti de l’eau.
— J’y vais immédiatement, monsieur.
Herrick apparut près de la lisse.
— Quelque chose qui ne va pas, monsieur ?
Bolitho regardait ailleurs, les yeux remplis de fureur :
— Quelque chose qui ne va pas du tout, commandant. Et lorsque j’aurai trouvé de quoi il s’agit, je ne manquerai pas de vous le faire savoir… – il se tourna vers les autres : … de vous le faire savoir à tous. Montrez-moi donc la carte, je veux la revoir.
Dans sa chambre, Bolitho se tenait près de la table sur laquelle était penché Javal. Les autres commandants restaient silencieux, debout, obligés de se balancer pour étaler les mouvements du Lysandre qui dansait de façon erratique dans les creux.
— Je l’ai aperçu à l’aube, monsieur, continua Javal.
Et de ses doigts brunis, il enveloppait la côte espagnole comme pour s’emparer de ce qu’il avait découvert.
— Un petit bâtiment, une goélette sans doute.
Il se tourna vers Bolitho. Ses cheveux gras étaient encore constellés d’embruns, comme pour souligner la hâte avec laquelle l’armement du canot l’avait conduit à bord du bâtiment amiral.
— Je pense que le patron a aperçu le Busard et a jugé qu’il valait mieux faire preuve de prudence que de témérité inutile.
Farquhar n’essayait même pas de dissimuler sa déception.
— Une goélette, dites-vous ? Mais bon sang de bois, Javal, à quoi voudriez-vous bien qu’elle serve à l’escadre, c’est tout juste un jouet !
Javal ne releva pas, il fixait toujours Bolitho.
— J’ai des vigies de premier brin, et je les récompense de mes deniers quand elles me donnent satisfaction. Je crois plus rentable d’agir ainsi plutôt que de les fouetter pour les garder vigilantes… – il fusillait du regard le commandant de l’Osiris. Contrairement à d’autres.
Herrick s’avança pour essayer de calmer le jeu.
— Racontez-nous ça, Javal. Mon pilote m’assure que le vent va venir et je n’ai pas de quoi accueillir des passagers, surtout s’il s’agit des commandants de l’escadre.
Javal sourit de toutes ses dents, qui étaient aussi ébréchées que leur propriétaire.
— La goélette courait grand largue, toute sa toile dessus, et pourtant elle n’allait pas si vite que ça – il se tourna vers Bolitho : Étrange pour une goélette de Méditerranée, que je me suis dit, vous ne trouvez pas, monsieur ?
Bolitho se pencha sur la carte, retournant dans tous les sens le compte rendu de Javal. Avec le Busard et la Jacinthe qui patrouillaient au vent de l’escadre, il était peu probable qu’ils n’eussent pas vu la goélette si elle avait essayé de se dissimuler le long de la côte.
Il vit Javal poser ses gros doigts sur un point de la carte.
— Mâlaga, n’est-ce pas ? fit-il, presque pour lui-même. Vous pensez qu’elle sortait de Mâlaga ?
— J’en suis presque certain, monsieur, approuva Javal. Et elle se dirige vers l’est. A mon avis, elle est venue mouiller ici – il tapa du doigt sur la carte – pour attendre la tombée de la nuit ou le moment où elle a considéré qu’elle ne courait plus aucun risque.
Bolitho se dirigea d’un pas pressé vers les fenêtres arrière et resta là à contempler la douce caresse du vent sur les eaux bleutées. Çà et là, un petit mouton blanc se levait. Grubb avait raison : le vent revenait, comme il l’avait prédit.
Probyn intervint de sa voix pâteuse :
— Cette foutue goélette peut être à peu près n’importe quoi, ou même rien du tout, je suis bien d’accord avec Farquhar. Il n’y a pas de raison pour…
Mais il se retourna en voyant Farquhar s’approcher de Bolitho, l’air soudain plus intéressé.
— Je pense finalement qu’il pourrait bien y avoir une raison – il se tourna vers Bolitho. Les Espagnols ont un arsenal à Mâlaga, je crois ? Et une grosse fonderie d’artillerie ?
Bolitho se mit à sourire, tout en essayant de se souvenir.
— Oui, je peux me tromper, tout comme les vigies de Javal, mais une goélette côtière taille d’ordinaire assez bien sa route, sauf si elle est chargée.
Il revint à la table, les autres se regroupèrent près de lui.
— Les Espagnols doivent avoir envie de montrer à leurs alliés qu’ils peuvent les aider dans toute future campagne qui serait montée contre nous. Bonaparte a besoin d’armes, de toutes sortes d’armes, et les fonds autour de Mâlaga imposent d’utiliser de petits bâtiments pour effectuer de tels transports.
Il se redressa, étira ses épaules. Sous sa veste, sa blessure le faisait souffrir, une sensation de brûlure.
— C’est un petit commencement, mais cela arrive plus tôt que je ne pensais. Nous allons nous approcher de la côte au crépuscule et mettre la main sur cette goélette. Au mieux, elle nous fournira des renseignements. Au pis, cela fera une unité de plus pour l’escadre, pas vrai ?
Il ne pouvait plus cacher un sourire d’excitation, tout cela le tonifiait.
— Y a-t-il quelqu’un qui ne serait pas d’accord ?
Probyn hochait la tête, encore tout chose du changement d’attitude de Farquhar.
— Je connais la baie où elle est mouillée, reprit Javal en pensant tout haut, à la nuit, nous devrions nous en emparer sans grande difficulté.
Bolitho voyait bien qu’ils attendaient tous ce qu’il allait dire.
— Vous prendrez le commandement, Javal. Je vais signaler à la Jacinthe de vous relever jusqu’à ce que cette affaire soit réglée – il regarda Herrick : Je vais passer sur le Busard avec quelques-uns de nos hommes, disons une vingtaine de bons marins. Des marins, pas des fusiliers. Je ne veux ni godillots ni baïonnettes dans cette aventure – et, souriant à Javal : Je pense que vous serez d’accord sur ce point…
— Oh, que oui ! répondit Javal en souriant de toutes ses dents.
— Et l’escadre, monsieur ? demanda doucement Herrick.
— Je vous remettrai vos ordres.
Il s’était adressé à lui délibérément, excluant volontairement les autres, pour bien montrer à Farquhar et à Probyn en qui il plaçait sa confiance.
— Vous pourrez vous approcher de la côte demain, si vous le jugez raisonnable. Sinon, nous allons mettre au point un rendez-vous qui s’accorde avec le plan d’attaque du commandant Javal.
Il les observa rapidement l’un après l’autre : Farquhar, l’air froid, sans expression, mais qui tapotait la table de ses doigts, dévoilant ainsi ses véritables sentiments ; peut-être se disait-il qu’il aurait mieux accompli la besogne que Javal, que Herrick… Probyn, son visage aux gros traits raviné par le doute, et qui observait Javal comme pour essayer de découvrir quelque chose ; peut-être supputait-il le montant de la part de prise que Javal allait se mettre dans la poche s’il parvenait à s’emparer de la goélette, ou ce qu’il adviendrait de l’escadre si le Busard et le commodore avaient des ennuis.
Et Herrick ? Il n’avait jamais réussi à dissimuler ses doutes lorsqu’il en avait. Son visage trahissait l’inquiétude, ses yeux disparaissaient presque sous ses sourcils. Il examinait la carte, imaginant peut-être toute l’aventure se terminer dans un bain de sang.
Javal, au moins, n’avait pas le moindre doute.
— Je suggère que nous y allions sans tarder, monsieur, fit-il en se frottant les mains, sans quoi l’oiseau risque de quitter son poulailler.
S’il ressent quelque désagrément à l’idée de se faire chaperonner par son commodore, il le cache parfaitement, songea Bolitho.
— Oui, répondit-il, regagnez vos bâtiments. Mon capitaine de pavillon vous fera connaître mes ordres par signaux – il baissa la voix : Je veux qu’une chose soit bien claire. L’escadre doit rester regroupée, je ne veux pas vous voir prendre de risques inconsidérés, mais, si l’occasion se présente, je ne veux pas non plus la moindre hésitation.
Comme ils quittaient la chambre, il ajouta lentement :
— Faites passer la consigne, Thomas, il me faut quelques volontaires et un canot pour rejoindre le Busard sans retard. Prenez Allday pour arranger tout cela, si vous voulez.
Herrick avait toujours l’air aussi préoccupé.
— Eh bien ?
— Est-ce bien à vous d’y aller, monsieur ? Laissez-moi prendre la tête de cette expédition.
Bolitho le fixa. Il craignait plus de perdre le contrôle de son escadre que d’affronter les dangers auxquels l’exposait ce raid ou même le risque de se faire tuer.
— Non. Javal est un homme rude et mettre deux capitaines à bord d’un même bâtiment n’est jamais une bonne chose. Calmez-vous, je n’ai nulle intention de me faire tuer ou d’aller moisir dans une prison espagnole. Mais il faut bien commencer par un bout, montrer à nos gens que nous sommes capables de les mener au combat aussi bien que nous les commandons dans la vie de tous les jours.
Il se pencha, lui prit le bras. Herrick était tendu comme une voile étarquée.
— Et vous le savez, tout ceci s’applique aussi à nous deux.
Herrick poussa un grand soupir.
— J’essaie de me convaincre qu’il ne faut jamais se laisser surprendre par vos idées. D’aussi loin que je me rappelle – il hocha la tête. Je vais aller en toucher un mot à Allday.
Il sortit ; sa soudaine détermination le rendait pathétique.
— Mais je serai ravi de vous revoir à bord !
Bolitho sourit et se rendit dans sa chambre à coucher où se trouvait son coffre. Il y conservait une paire de pistolets. En s’agenouillant près de l’ouverture, il sentit le bâtiment s’incliner plus fortement. Le claquement des poulies trahissait également ce qui se passait : le vent forcissait. Il se releva, s’examina dans son petit miroir. La mèche noire au-dessus de l’œil droit : il fit une grimace, passa son doigt sur la blessure à demi cachée sous les cheveux.
Lointain souvenir de ce qui pouvait très bien lui arriver une seconde fois et dans peu de temps. Et sa douleur à l’épaule, le petit pas à franchir entre la vie et la disparition.
Allday pénétra dans la chambre adjacente. La garde de son couteau brillait sous sa vareuse bleue.
— Le détachement est prêt, monsieur – il s’empara du sabre de Bolitho. Tous des sacrés matelots, j’les ai choisis moi-même, conclut-il dans un large sourire.
— Mais ils ne sont pas volontaires ? lui demanda Bolitho tandis qu’Allday terminait de boucler son ceinturon.
Allday sourit plus largement encore :
— Bien sûr que si, monsieur, surtout après que je leur ai expliqué ma façon de voir, si je puis dire…
Bolitho hocha la tête et quitta la chambre sans un regard en arrière.
Dans la chaloupe au bas de la coupée, les hommes sélectionnés attendaient au milieu des armes, parés aux avirons.
Sur la dunette et sur le pont, l’équipage s’activait aux bras, paré à remettre à la voile dès que la chaloupe serait rentrée à bord.
Herrick se tenait à la coupée avec la garde, il avait repris son impassibilité.
Bolitho était sur le point de le rassurer, de lui dire de prendre soin de son bâtiment en son absence. Mais le Lysandre était le bâtiment de Herrick, pas le sien. Au lieu de cela, il se contenta d’un :
— Au plaisir de vous revoir, Herrick.
Puis il s’engagea dans l’échelle.
Le temps d’arriver dans la chambre et de reprendre son souffle, la chaloupe avait déjà poussé et s’éloignait au rythme des avirons.
C’est alors seulement que Bolitho aperçut Pascœ, les yeux brillant d’excitation, qui faisait de grands signes à quelqu’un resté à bord.
— Je sais, fit Allday, très ennuyé, je sais bien que vous auriez voulu le laisser à bord, monsieur. Faut jamais mettre tous ses œufs dans le même panier, si vous me permettez – il se cacha pour ne pas être vu des autres. C’est Mr. Gilchrist qui en a donné l’ordre, monsieur.
Bolitho hocha la tête. S’il avait eu encore un doute à propos du second de Herrick, c’était bien terminé. En donnant à Pascœ l’ordre de se joindre au groupe de débarquement, il avait réussi deux choses. Il pourrait d’abord soutenir que Bolitho avait fait preuve de favoritisme en emmenant son neveu et en prendre sa part de gloire si l’affaire réussissait. Et dans le cas contraire ? Il regarda son neveu, tout excité, comme il aurait pu l’être lui-même à dix-huit ans. Si l’affaire échouait, les commentaires d’Allday ne seraient que trop prémonitoires.
Il détourna les yeux, fixa son regard loin de Pascœ sur les mâts de la frégate qui décrivaient des cercles en dansant dans le vent.
— Pardieu, s’exclama Pascœ, j’aimerais tant commander un bâtiment comme le Busard ! – il surprit l’expression de Bolitho et ajouta : Enfin, un jour, monsieur…
— Nous allons d’abord nous occuper de ce que nous avons à faire, monsieur Pascœ – et il poursuivit avec un sourire : Mais je comprends très bien ce que vous éprouvez.
Allday les observait tour à tour en passant le doigt sur le fil de son coutelas. A présent, il en avait deux sur qui il lui fallait veiller. Il fronça le sourcil lorsque le patron manqua son accostage. Mais, si quoi que ce soit arrivait à l’un ou à l’autre, il se promit de régler son compte à ce foutu Gilchrist, quoi qu’il pût en résulter de fâcheux pour lui.
Le dernier marin venait tout juste de monter à bord que Javal criait :
— Tout le monde en haut, je veux remettre en route avant la nuit, monsieur Mears. Nous avons un bout de chemin à faire avant le crépuscule !
Il aperçut Bolitho et se découvrit.
— Vous êtes le bienvenu, monsieur, encore que j’aie peur que vous ne trouviez mes appartements un peu exigus.
Bolitho lui rendit son sourire :
— J’ai commandé moi-même trois bâtiments de ce genre, commandant, mais merci de me rappeler ces souvenirs.
Allday baissa les yeux, Pascœ venait de lui envoyer un coup dans les côtes. L’enseigne lui murmura à l’oreille :
— Je pense que mon oncle ne l’a pas loupé, vous ne trouvez pas ?
— Ah çà, pour sûr, monsieur Pascœ !